mardi 22 janvier 2013

samedi 19 janvier 2013

Cruzar los Andes




C'est décidé. Cette année nous fêterons le nouvel an quelque part entre l'Argentine et le Chili. Perdu dans les hauts sommets de la cordillère. Oh peut être pas à six milles mètres d'altitudes... Mais il est quand même question de sabrer le champagne avec les condors. Cinq à six jours de marche: une centaine de kilomètres avant le col Perez Rosales et la frontière chilienne. Deux sacs pesants chacun une bonne vingtaine de kilos... Des pâtes, un réchaud et une tente.

Los compadres s'avancent. Bien chargés mais pas trop. D'une franche poignée de main, ils abandonnent Andy. Puis c'est la route sous les semelles, le sac à dos sur les épaules et le pouce levé vers le ciel.

Les petits génies qui en lisant Kerouac s'imaginent que l'Amérique est la terre promise des autos stoppeurs se mettent une borne kilométrique dans l'œil. Ce n'est guère le cas. Sur les vingts premiers kilomètres, nous ne nous faisons avancer que de quelques centaines de mètres par ci par là. Palme spéciale à tous les conducteurs de pick-up, toujours les premiers à accélérer en arrivant à notre hauteur. Leurs véhicules étant pourtant les plus aptes à embarquer deux va-nu-pieds flanqués d'un sacré barda. Arrivés sur la célèbre Ruta 40, tout devient plus facile. En un clin d'œil nous nous retrouvons à Villa Mascardi, une trentaine de bornes plus loin.




C'est ici que débute la piste menant à la frontière chilienne. Le jour commençant à décliner, nous décidons d'attendre le lendemain avant de poursuivre la route. Nous bivouaquons donc au bord du Lago Guillelmo. Après le coucher du soleil, los compadres veillent longtemps au coin du feu; à passer en revue les raisons qui ont poussées leurs deux faces de gringos à laisser si loin derrière familles, études et amours. A troquer le petit confort des chaumières occidentales pour un réchaud et une tente perdus dans la montagne.





Le voyage est une équation à deux inconnues. D'abord la destination, mystérieuse, toujours voilée derrière un épais brouillard... Et puis soit même. Car comment imaginer au préalable l'état d'esprit avec lequel on abordera cette nouvelle vie? Un quotidien fait de rencontres, d'errance autant physique que mentale, et de poussière.

Dans tout périple il y a une fuite. Hors celui qui fuit emportera bien souvent ses problèmes avec lui dans sa valise. Pour los compadres, le désir de quitter notre vieille France passait bien avant l'idée de venir faire les marioles en Patagonie. Partir de notre petit pays, c'était surtout briser la routine, s'affranchir de nos œillères et nous confronter à une nouvelle façon de penser. Un voyage initiatique, comme l'entendait Jarmush dans Dead Man. Si nous avons fuit, c'était pour laisser derrière nous l'ordure superficielle des supermarchés, de la publicité à outrance et des campagnes électorales. En tout état de cause, les sud-américains ne sont surement pas les derniers concernant ce genre de fruits pourris. Nous avons d'ailleurs eu le malheur d'y regoûter dés notre arrivée à Buenos Aires. Ce soir en revanche, aucune pollution visuelle, auditive ou lumineuse ne vient salir le ciel des Andes.







Le lendemain, nous longeons un temps les berges du Lago Guillelmo. Au fond d'un de ses bras émeraude, nous discernons d'énormes troncs morts, pâles fantômes immergés sous trois mètres d'eau limpide. De l'autre coté, dans les roselières de grosses truites immobiles attendent les mouches en embuscade. Un terrain de chasse parfait pour la Jamais-bredouille




Le Lago Guillelmo


Quelques coups de cuillères plus tard, nous nous remettons en route. Direction la piste vers le Chili et le poste des Guardaparque. Les étrangers doivent s'y acquitter d'un droit d'entrée de cinquante pesos par tête. Presque une dizaine d'euro pour avoir le droit de fouler les sentiers du parc Nahuel HuapiPassé quinze heure cependant, l'entrée devient gratuite. Nous esquivons donc tout naturellement cette taxe un peu trop facile. Une centaine de mètres plus loin, c'est un couple de retraités du Colorado qui proposent de nous avancer de quelques kilomètres à bord de leur pick-up de location. Une rectification s'impose: les conducteurs de pick-up ont donc peut être eux aussi une âme... Nos deux américains nous déposent au lieu dit Los Rapidos.



Martin-pêcheur


Elles sont toutes là. Juste sous l'ombre du pont, ondulant dans le courant du Rio Manso. De belles marrón, certaines plus longues qu'un tibia, des arco iris, les plus communes, et des arroyo, reconnaissables aux tâches rouges sur leurs nageoires. Les plus rares mais aussi les plus combatives. On peut les voir faire un rapide écart à gauche ou à droite lorsque le courant leur apporte une nymphe à bouloter.

Les plus grosses nagent en amont de manière à être les premières servies. Un mètre derrière, les plus petites attendent leur tour. C'est l'ordre établi. D'abord le capitaine, ensuite le moussaillon nous explique un pêcheur à la mouche sur la berge. Entre deux coups de fouets dans les airs, il nous montre des photos de truites monstrueuses attrapées dans les lacs et rivières de la région. Le tout bien sûr, à grand renfort de conseils avisés: "Es un pescado muy inteligente".



Croquis: Los Rapidos


Aujourd'hui c'est une autre affaire. Notre amis a essayé toutes ces mouches. De la plume minuscule aux leurres imitant l'araignée d'eau. Mais la truite est boudeuse. 

Une nouvelle fois nous armons la Jamais-Bredouille. Un, deux, trois lancés. Tac ! En voilà une qui saute au bout de la ligne, ses écailles brillantes dans le soleil. Une belle marrón d'au moins deux kilos. Crissement, grincement, le moulinet se bloque. Le courant joue contre nous. A quelques mètres du bord, elle se détache et s'en retourne dans les eaux du rio. Les jambes tremblantes, ce n'est qu'en se retournant et en voyant la mine du pêcheur à la mouche qu'el compadre comprend. Celle là il n'avait pas le droit de la louper.

Tant pis pour la truite. Ce soir ce sera pasta, oignon crue et sauce tomate. Bien décidés à enfreindre l’interdiction formelle de pratiquer le camping sauvage, nous quittons la piste à la recherche d'un endroit tranquille où planter la tente. En nous enfonçant dans la végétation, nous nous arrêtons de temps à autre pour tendre l'oreille et guetter le bruit du quad de la guardaparque. Lequel patrouille probablement dans les environs à la recherche de randonneurs égarés. 




Nous trouvons finalement notre bonheur sous l'ombre d'un immense coigueSon tronc tortueux et couvert de stigmates indique un arbre peut être deux ou trois fois centenaire. 




Des pâtes, un thé, une roulé... Demain c'est le nouvel an. Nous pensons à la belle truite que nous aimerions attraper pour réveillonner... Ce soir la pluie ruisselle sur la toile de la tente. Nous nous endormons dans le ventre de la forêt.





Réveillés par un pic-vert, ses coups de burin sur l'écorce, los compadres émergent lentement. Sortant la tête de la tente, nous découvrons le bosquet qui comme nous s'éveil en douceur. Aujourd'hui, une longue route nous attend. Trente kilomètres de marche jusqu'au hameau de Pampa Linda où nous souhaitons passer le nouvel an. Nous retrouvons la piste que nous avions quitté la veille en nous enfonçant dans les bois. 




Marche silencieuse, seulement troublée par le chant des oiseaux, le bruit de nos semelles sur la caillasse ou celui des torrents tombant dans le Lago Mascardi en contrebas. Masqué par les bois, nous retrouvons parfois sa surface claire et lisse aux détours du chemin.





Le Lago Mascardi


Dix-huit heure, encore seize kilomètres avant le village. Nous laissons derrière nous le lago et ses eaux pleines de truites. La suite de la piste nous emmène plus à l'ouest, vers les neiges éternelles et la frontière chilienne. 


Cap à l'ouest


Nous avançons maintenant à un rythme soutenu, espérant arriver à Pampa Linda avant la nuit pour trouver un boui-boui ouvert. Pas de pauses pour reprendre notre souffle. Rien d'autre que l'émerveillement de rencontrer le soleil à chaque courbes de la piste et la chaleur de ses derniers rayons pour nous galvaniser. Sentir la montagne respirer sous nos pieds. Son souffle lent, paisible et profond. Marcher, aussi longtemps que nos pas nous porteront. Il est vingt heure à présent. En France c'est le réveillon.





Une heure plus tard, nous apercevons les premières maisons. D'abord la gendarmerie et les policiers en survet' qui semblent nous attendre sur le perron et nous demandent où nous allons passer la nuit. Puis nous franchissons le petit pont qui enjambe le Rio Mansur. Nous posons finalement nos sacs devant l'épicerie du patelin. Les jambes tremblantes, étourdis par l'effort, presque étonnés d'être enfin arrivés. Une première gorgée de bière et nous rions déjà. Dieu que c'est bon. Une bouteille de Malbec (cépage pratiquement disparu en France), des légumes, deux saucisses (qui doivent probablement dater du barbecue familiale de la veille). Nous dévalisons la modeste échoppe, puis installons notre tente un peu plus loin au bord de la rivière. Assis sur un tronc d'arbre, nous écoutons notre musique au coin du feu. A minuit, la flûte d'El Condor Pasa résonne entre les sommets de la cordillère. Un chien vient nous tenir compagnie une bonne partie de la nuit, nous partageons notre festin avec lui. Tant pis pour la dernière bière... Nous nous glissons dans nos sacs de couchage. Feliz año compadre, feliz año.

Lendemain groggy après le double-effort fourni la veille. Nous éprouvons quelques difficultés à nous remettre en route. Mais le bout de chemin qui nous attends est sans aucun doute la partie la plus belle et la plus sauvage de notre itinéraire. Même si le Chili n'est plus qu'à quelques kilomètres derrière les montagnes, nous avons choisis de passer par le Paso de las Nubes, le "col des nuages" pour atteindre ensuite la frontière au niveau du col Perez Rosales. Tout au fond d'une luxuriante vallée, un sentier peu fréquenté hormis par quelques randonneurs courageux.





Nature, belle. Dégoulinante de partout. Odeur d'humus, de l'écorce pourrissante et ses milles cicatrices. Le lit des torrents courants entre les bosquets de bambous et les arbres gigantesques dégageant une force presque palpable, solennel. Sous ces cathédrales de verdures, l'homme accède à un autre état de conscience. Exubéré par la vraie beauté des choses, il ne peut que se recueillir, remplir ses poumons d'ozone pure et poser sa paume contre la surface tiède des bois majestueux. Car jamais ses dix doigts ne pourront façonner spectacle plus somptueux, plus parfait.






Ce décor magnifique est aussi bougrement marécageux. Pataugeant de la boue jusqu'aux mollets, nous débutons l'ascension du sentier en lacet menant au Paso de Las Nubes. Trois cents à quatre cents mètres de dénivelés avant les nuages donc. Au fil de nos pas, la végétation se fait plus rare, les arbres plus petits et le tapis de verdure laisse place à d'énormes rochers grisonnants. 





Nous gravissons les derniers mètres et arrivons au refuge Agostino Rocca pour le coucher du soleil. Une vue époustouflante s'offre alors à nous. En face, d'immenses falaises tombent à pic dans une seconde vallée verdoyante qui s'étend en contrebas. Une centaine de mètres au dessus, entre les sommets enneigés, nous distinguons le glaciero Frias et sa surface gelée devenue rose dans la lumière du soir. Le bruit de dizaines de cascades résonne dans la vallée.





Le Refugio Agostino Rocca n'a été inauguré que quelques mois avant notre arrivé. Les sentier qui y mènent étant praticables exclusivement à pied, la plupart des pièces et outils nécessaires à sa construction ont du être acheminés par hélicoptères. Certaines furent néanmoins portés jusqu'ici par voie terrestre. Une vrai partie de plaisir. A première vue, le refuge n'est pas équipé en panneaux solaires. L’électricité produite par un groupe électrogène est donc limitée à deux heures par jours. Toilettes sèches, pas d'eau chaude bien évidemment. Les lits valant leur pesant de pesos, nous choisissons de planter les sardines juste à coté du refuge et profitons tout de même de la cuisine pour préparer notre tambouille. Enfin, nous faisons sauter le bouchon d'une Quilmes, la bière locale. Miraculée du réveillon de la veille, elle avait fait l'ascension jusqu'au refuge avec nous, dans le sac.



Aquarelle: Refuggio Agostino Rocca


Nous sommes ici dans un repère d'initiés. L’atmosphère qui y plane est sans doute celle que l'on pourrait retrouver dans le cockpit d'un avion ou la capitainerie d'un port. Pour nous, bleusaille néophyte qui regardons cette comédie avec beaucoup d’incompréhension et sans doute une pointe d'admiration, c'est comme si nous découvrions quelque chose de nouveau. Hormis deux ou trois touristes, les gens que nous croisons ici arborent tous le même regard lointain. De ceux qui connaissent la montagne, ses dangers mais aussi ses merveilles. Tous semblent savoir. Savoir ce que représente l'ascension d'un col, l'effort silencieux et la simplicité de ce genre d'instants: vous, ce sentier qui n'en finit plus de grimper et la nature tout autour. Le sommet est là, quelque part, même si on ne peut pas savoir exactement où et quand on en verra le bout.

Nous apercevons pour la première fois les condors le lendemain matin en buvant notre thé. Ils sont une dizaine de l'autre coté de la vallée, à profiter des courants ascendants crées par les falaises. La veille au soir, nous avions aperçus quatre petites silhouettes glissant dans la neige au loin, en fait un groupe de randonneurs qui redescendait du glacier. Après réflexion, nous décidons de tenter nous même l’expédition: le meilleur moyen d'observer les condors de plus près. Il suffit juste de suivre les empreintes laissées dans la neige par le groupe de la veille... Nous remettons donc notre descente vers le poste frontière à plus tard et entamons l'ascension du glacier. Quelques minutes après avoir quitté le refuge, nous arrivons sur un petit plateau d'herbe et de roche frappé de plusieurs cascades.






Reprenant notre souffle, nous sommes alertés par une ombre gigantesque projetée sur le flanc de la montagne. Levant les yeux au ciel, nous comprenons alors que nous ne sommes pas seul.

Une dizaine de mètres au dessus de nos têtes, toute une fratrie de condors décrit de larges cercles dans les airs. C'est la ronde de l'oiseau mystique, le spectacle suprême. Sa majesté des Andes souhaitait sans doute vérifier par elle même qui étaient ces intrus sur son domaine. Indiscutable maître survolant sa montagne, il plane sans produire le moindre son, n'agitant que très rarement ses ailes de trois mètres d'envergure. Avec les baleines de la Peninsula Valdes, c'est sans doute le plus beau cadeau que nous ait offert ce voyage. Sauf que cette fois ci nous sommes seul. En tête à tête avec le plus grand oiseau du monde. Nous profitons aussi longtemps que possible de ce pure moment d'intimité.





Crapahutant dans la neige molle, enjambant des crevasses si profondes qu'il est parfois difficile d'en discerner le fond, nous arrivons finalement au glacier. Jetant un regard par dessus le bord du précipice, nous discernons plusieurs centaines de mètres plus bas la foret verdoyante encaissée tout au fond de la vallée. En face, les condors regagnent leur nids aux creux des falaises. Cette fois ci nous sommes plus haut qu'eux. Et seul le sifflement des vents d'altitude et les craquements de la glace millénaire viennent troubler le silence des cimes. 




L'ascension vers le glacier


Soudain tout est clair. Océans, fleuves, lacs, rivières, torrents, cascades... En marchant ces quatre derniers jours, nous n'avons fait que remonter le cycle sans le savoir. Nous sommes maintenant à son tout commencement, la source originel: le glacier. Paternel ancestrale de tous les cours d'eaux de la terre, il alimente leurs flots depuis des centaines de vies d'hommes.





Assis sur un rocher, nous restons là un long moment, sans souffler mots. Puis nous nous élançons. Pieds joints ou sur les fesses, nous laissant glisser dans la neige jusqu'au refuge. Le temps de récupérer nos sacs, et nous basculons sur l'autre versant du Paso de las Nubes. Direction la vallée du Rio Frias



Vallée du Rio Frias


Nombreux penseraient que la descente n'est qu'une formalité après le calvaire que représente une ascension. Grossière erreur. Surtout pour des randonneurs chargés comme des mulets. Les jambes encaissent à chaque pas le poids du corps combiné à celui du sac. Les milles petits obstacles du sentiers sont là pour rappeler la fragilité d'une cheville.




Arrivés sur l'aire de camping libre où nous avions décidés de passer la nuit, nous découvrons l'endroit en ruine, totalement abandonné. Plusieurs grandes tentes gisent, brisés par les vents, leurs toiles déchirées ou creusées par l'eau de pluie. La scène nous rappelle Danse avec les loups et l'arrivée du lieutenant Dunbar dans ce fort mystérieusement déserté du grand ouest sauvage. De toute évidence le site installé sous l'ombre du glacier avait du être délaissé après l'ouverture du refuge. Mais ses occupants semblait l'avoir quittés comme si ils avaient prévu d'y revenir, laissant derrière eux caisses de vivres et outils en bon état. Un peu partout, la nature avait reprise ses droits.



Sous l'ombre du glacier


Fouillant parmi les décombres, nous découvrons un grand nombres de denrées. Les dates de péremptions nous ramenant parfois plus d'une année en arrière. Nous jetons finalement notre dévolue sur un paquet de tisane et une boite de riz d'apparence consommable. Après ce dîner presque parfait, nous nous faufilons dans la tente et écoutons les lointains rugissements du glacier résonner dans la nuit.

Même rituel chaque matin. D'abord une cigarette et un thé, le temps de grignoter un morceau. Puis rouler le duvet, démonter la tente et boucler le sac à dos avant de reprendre la route. La plupart des randonneurs qui s’aventurent sur le Paso de las Nubes quittent Pampa Linda pour gagner le Refugio RoccaPassé la nuit, ils rebroussent généralement chemin vers le village au lieu d'aborder l'autre versant. Un chemin moins emprunté, souvent inondé et beaucoup moins aménagé. Dans cette vallée où la flore pousse sans se soucier du reste, nous avons en effet le plus grand mal à ne pas perdre le fil des petits rubans jaunes censés nous guider jusqu'à bon port. D'énormes troncs couchés nous barrent régulièrement la route. Le sentier disparaît alors sous la végétation. 






Si loin de toute civilisation, nous faisons parfois de bien étranges rencontres. Sous sa petite casquette de pâtissier, c'est un suédois tout barbouillé de crème solaire et de boue séchée. Il est là. Comme si il nous attendait au détour du chemin. Bien campé sur ses appuis, tenant fermement un morceau de bambou dans les mains. Sans doute craignait il de voir débouler une grosse bête en nous entendant arriver. Le bougre parle français en plus, et presque sans accent. "C'est beau ici, hein? C'est vraiment magnifique..." Après un bref échange, nous repartons chacun de notre coté. Deux heures de marche nous attendent avant le village où nous devons passer la frontière.





Puerto Frias: son débarcadère, son minimercado et sa gendarmerie où une poignée de douaniers se tournent les pouces à longueur d'année. Le patelin est niché sur la berge du Lago Frias. L'unique route qui y mène (en fait une piste caillouteuse) est celle qui s'en va vers le Chili par le col Perez Rosales. Les autres moyens de gagner le bled depuis l'Argentine sont donc le bateau ou le sentier que nous venons d'emprunter. La piste du col -qui permet de rejoindre le village de Peulla- n'est empruntée que par une seule compagnie de bus touristique. L'absence de concurrence n'étant pas toujours un gage de fair-play, cette dernière facture ses trajet à pas moins de cinquante dollars US pour une vingtaine de kilomètres. Aucun autre véhicule ne parcourant jamais cette foutue route, nous pouvons tout de suite abandonner l'idée de faire du stop.

Grâce à deux Argentins que nous croisions régulièrement sur le sentier ces derniers jours, nous parvenons à négocier le prix du billet. Si ils n'avaient pas été là, nous nous serions surement fait traire une fois de plus comme deux bonnes grosses vaches. Ou bien peut être aurions nous eu le courage de partir à pied et de nous enfiler vingt-quatre kilomètres de plus. Mais un guide de la compagnie propose de nous emmener en douce pour dix dollars. Il nous suffit d'avancer sur la piste comme si de rien n'était et une fois à l'abris des regards, de grimper dans le bus vide qui regagne le Chili. Une affaire de dessous de table en gros... Coup de tampon sur le passeport, une heure plus tard nous sommes à Peulla.

Sur le papier, la petite ville se voulait un pittoresque paradis. Isolé du monde par les sommets de la cordillère d’un coté et le lac Todos Los Santos de l’autre, Peulla avait depuis bien longtemps vendue son âme au tourisme de masse. Un hôtel de luxe flambant neuf venait d’ouvrir ses portes pour accueillir les excursionnistes arrivant chaque jours par bateaux entiers. Le seul cordon rattachant ce bourg minuscule au reste du Chili étant d’ailleurs cette fameuse liaison quotidienne en catamaran motorisé. Nous avions cependant prévu d’éviter le troupeau de touriste en demandant à des pêcheurs de nous emmener sur l'autre rive. A cet instant, nous rêvons simplement d’une bonne douche et d’un repas chaud. Mais l’atterrissage ne va pas vraiment se passer comme nous l’avions imaginé.

Descendant du bus, nous sommes accueillis par de vraies escadrilles de tabanosDes taons orange et noir gros comme une ongle de pouce. Trois ou quatre passent encore. D’autant que leurs piqûres ne sont pas tellement douloureuses. Mais quand c’est un nuage d’une vingtaine de bestioles qui vous tournent autour en vrombissant, les nerfs finissent presque toujours par lâcher. D’autre part, nous atteignons maintenant les limites de nos réserves en cigarette et nourriture. Nous voilà même à racler les fonds de tiroir en fumant un atroce tabac à pipe que nous traînions depuis un mois. Pensant pouvoir nous réapprovisionner à l’épicerie du patelin, c’est le bec dans l’eau que nous nous retrouvons finalement. La première banque se trouve à quarante kilomètres de l’autre coté du lac et nous n’avons pas un seul pesos chilien en poche. Ni les commerçants ni les pêcheurs ne veulent entendre parler de nos billets argentins ou de nos cartes bleus de gringos. Problème de riche ou erreur du débutant, toujours est il que nous sommes en rade.



Le tabanos, un taon pour tous


Le lendemain, nous profitons encore un long moment des tabanos avant d’embarquer dans la bétaillère à touristes. Seul moyen de continuer à la sueur de nos CB. Et voila los compadres condamnés à faire un bout de route sur cette maudite vedette de marins d’eau douce, emportés dans la course folle de l’écurie club med. Triste retour à la civilisation. Après quarante cinq bonnes minutes de discussions manucure dans ce piège à con, nous débarquons sur l’autre rive et laissons ces cloportes à leurs affaires. A bord d’un bus rurale, nous gagnions finalement Puerto Varas. Là, dans une hospedaje miteuse mais néanmoins pleine de charme, nous posons finalement nos sacs pour une durée indéterminée.


Textes Hugo Charpentier - Photos Arthur Courtois