jeudi 24 octobre 2013

L’Œil de l’alligator


Ogan Caimani, l'homme qui défiait les alligators.



La jungle est un milieu hostile. L’air y est moite, irrespirable. Pour l’homme moyen non-initié aux secrets de la vie à l‘état sauvage, il faut savoir qu’à peu près tout y est empoisonné. Comme si cela ne suffisait pas, il faut aussi composer avec les redoutables nuées d’insectes voraces: moustiques, fourmis tueuses de la taille d’un briquet et ces petites mouches cannibales appelées sunflys… Toutes ces bêtes-là raffolent de la viande de gringo. D’autant que pour la plupart, elles n’ont ni muté, ni changé leurs habitudes depuis l’ère du jurassique. Et l’on se retrouve aujourd’hui avec des espèces de coléoptères gros comme des rouges-gorges. De quoi fausser tous les efforts entrepris en terme de classification animale ces deux cents dernières années.

Si pour un coléoptériste, ce dernier point représente sans doute le comble du bonheur, il n’en va pas de même pour le commun des individus. Celui qui décide d’affronter les périls de la forêt vierge devra toujours garder ses sens en éveil. Le moindre relâchement pourrait lui être fatal. En clair, une fois passé la lisière de l’Amazonie, il s’agit de toujours faire attention où l’on pose le pied. Car hormis les banquises désolées des deux pôles, il n’existe probablement pas d’endroit moins favorable à la prospérité humaine.

Je ne dis pas cela afin d’instaurer un climat de tension dans l’esprit du lecteur. Ni même pour donner du poids au récit qui va suivre. Mais il s’agit là de la plus pure vérité. Il faut être fou pour décider de vivre dans ces forêts infernales. Et contrairement à ce que l’on pourrait croire, la plupart des indigènes cachent bien quelques traits de folie derrière leurs airs calmes et réfléchis. A force d’affronter tous ces dangers au quotidien, les mosetenes du Quiquibey ont développé une sorte de confiance aveugle en leur environnement ainsi qu‘en eux-mêmes. Pour nous autres, ce mépris total du risque suscite généralement un intérêt certain, voir une profonde admiration.

Ce soir là, nous revenions d’une longue randonnée à travers la jungle. Le soleil descendait doucement sur le rio Quiquibey. La fin du jour s’accompagnant de son habituel spectacle pyrotechnique que l’on retrouve quotidiennement à la même heure dans ces régions du monde. Trop occupé à gratter mes piqûres de moustiques, je n’avais néanmoins pas le loisir de regarder le ciel. 



"Le soleil descendait doucement sur le rio Quiquibey..."


J’ai une fois demandé à Ogan, l’indigène qui nous accompagnait lors de nos excursions dans la jungle, pourquoi il ne se faisait jamais piquer par ces hordes d‘insectes. En me montrant son bras dépourvu de la moindre trace de piqûre  le bougre avait fermement démenti, m’assurant que les moustiques attaquaient tout autant les peaux bronzées que les blancs-becs. Sur le moment j’avais sans doute tiqué. Aujourd’hui j’y vois simplement un mystère de plus concernant cette relation étrange que les natifs entretiennent avec les forces de la nature.

Le soleil descendait doucement mais dans les profondeurs de la jungle il faisait déjà sombre. En certains endroits, la végétation est si épaisse que les rayons de lumière ne peuvent percer à travers les feuillages. Ainsi, nous avions parfois l’impression d’évoluer au fond d’un tunnel.

« El camino muy rapidamente se cerra. » - « Le chemin, très rapidement se referme… » soufflait Ogan entre deux coups de machette. 

L’espagnol n’était pas sa langue maternelle. En temps normal, l’ami s’exprimait davantage en mosetene : un dialecte indigène connu d'une poignée d‘individus dans le monde. Cela expliquait peut être pourquoi il avait retourné sa phrase à la manière d’un maître Jedi. J’étais néanmoins d’accord avec lui : c’était là une bien étrange randonnée semi-souterraine.

Quelques minutes plus tard, nous étions sortis du couvert des arbres, rencontrant la rive du rio. Occupé à enrouler ses lignes de pêche, Jacinto nous attendait là avec une pirogue. Au fond de l’embarcation, un poisson long comme un tibia se convulsait, ouvrant et refermant successivement la bouche. Ogan attrapait la prise par les ouïes. En la soulevant à bout de bras, l’ami faisait mine de la soupeser. Le rio Quiquibey s’était montré généreux.



"Le rio Quiquibey s'était montré généreux..."



Dans la moiteur du soir, nous nous apprêtions à regagner le village. Chacun avait emporté avec lui sa lampe torche, sachant la possibilité de rencontrer des alligators. Les indigènes connaissent un moyen très simple pour repérer ces énormes lézards une fois la nuit tombée. Il suffit de balader le faisceau d’une lampe sur les berges de la rivière. Lorsque la lumière croise le regard d’un de ces monstres, deux petites boules rouges apparaissent, comme des lasers de fêtes foraines. Les yeux de l’alligator sont fluorescents. Tout comme ceux du Jaguar qui brillent quant à eux d’une petite lueur bleue.

Ogan poussait l’embarcation du pied et nous commencions à dériver dans le courant. Comme le village se trouvait bien en aval de la rivière, nous n’avions pas besoin d’allumer le moteur pour le moment. Ainsi silencieux, il serait également plus facile d’approcher les alligators. Tout était parfaitement tranquille. L’un de nous sortait un sac de feuilles de coca dans lequel Ogan et Jacinto se servaient une pleine poignée.

Les mosetenes chiquent leur coca en y ajoutant l’écorce d’une liane dont j’ai oublié le nom ainsi qu’un peu de bicarbonate de sodium. Ce dernier adoucit l’ensemble en lui donnant un certain gout sucré. Les indigènes appellent ça « le sandwich ». Une fois le sandwich prêt, les deux bandits se calaient chacun une énorme boule dans les bajoues. Comme la coca donne envie de fumer, tout le monde s’allumait une cigarette. 



Le Sandwich


En Bolivie, on fume des Golden Beach. Des clopes fabriquées aux Etats-Unis dont le packaging imite vaguement celui des paquets Marlboro. Sur l’emballage, un message en anglais avertit néanmoins que les Golden Beach sont interdites à la vente aux USA. Le tabac grossier qu’elles contiennent crée des quantités phénoménales de monoxyde de carbone en se consumant. En clair il y a là dedans de quoi faire tousser plus d’un texan. Les Golden Beach semblent tout juste assez bonnes pour empoisonner nos amis boliviens.

Mastiquant comme des forcenés, mes deux compagnons ressemblaient ainsi à une paire de hamsters tirant frénétiquement sur leurs clopes hautement toxiques. C’est cet instant qu’Ogan avait choisi pour commencer son histoire.

« A l’époque, je devais avoir quinze ou seize ans et allez savoir pourquoi je m’étais mis en tête d’en attraper un … »

Après un court instant de réflexion, je compris que ce diable parlait d’un alligator. 

Il arrive un âge où les jeunes pousses ont besoin de se prouver qu’elles sont devenues des hommes. Dans les pays dits « civilisés » cela se traduit généralement par l’achat d’un scooter ou la consommation de grandes quantités d’alcool. Parfois les deux à la fois. Mais ce ne sont là que des broutilles comparé à l’entreprise folle dans laquelle Ogan s’était lancé. Une belle imprudence que nous mettrons donc naturellement sur le compte de la jeunesse. 

Ogan était un costaud. En tant que bolivien, il aurait même pu être classé parmi les individus de grande taille. Mais c’était un mosetene et il avait vécu toute son enfance dans la jungle. Il parlait parfois des parties de chasse auxquelles il avait participé. Des traques pendant lesquelles, totalement seul, le jeune Ogan Caimini avait dû affronter tous les dangers possibles et imaginables. Dormant à même le sol, sans autre abri que la voûte des arbres, suivant la piste de la bête pour ne revenir au village qu’après plusieurs jours, lorsqu’ayant enfin débusqué sa proie, il l’avait transpercée d’une flèche. 

C’était donc également un coriace. En tout cas assez pour décider d’affronter à mains nues un reptilien de deux mètres de long.

Soucieux de m’assurer de la véracité des faits, je me retournais néanmoins vers Jacinto, assis à l’arrière de l’embarcation. En manœuvrant l’axe du moteur pour maintenir la pirogue dans le courant, le compère souriait, découvrant ainsi une dentition en damier dont les cases blanches étaient à présent totalement vertes à cause de la coca. L’ami m’adressait un signe de tête qui semblait signifier « écoutes, tu vas voir ». 



"Jacinto nous attendait là avec une pirogue..."



Là-dessus Ogan continuait:

« Je partais donc à la recherche d’un alligator à ma convenance… J‘en trouvai un sur la berge de la rivière et commençais à m’approcher discrètement…»

Il faut savoir que ces gros lézards ne sont pas si farouches qu’on pourrait le croire. En réalité il est même possible de les observer de relativement près. Dans l’après midi par exemple, nous avions aperçu un représentant de l’espèce qui se prélassait au soleil sur un tronc d’arbre. Il avait attendu que nous soyons à deux ou trois mètres pour détaler en plongeant. Sachez que si l’eau est leur élément, les alligators sont aussi de véritables sprinters sur la terre ferme. Une information précieuse qui intéressera sans doute le lecteur désireux de se mesurer à la puissance d’un de ces monstres rampants.

« Quand j’ai réussi à l’attraper, l’alligator m’a bien évidemment mordu. »

Un détail qui tombait sous le sens. Surtout lorsque l’on sait les multiples rangées de dents acérées alignées dans les mâchoires de ces abominations. Sachant l’inclination extrême que les reptiles géants éprouvent pour les morsures en tout genre, j’étais persuadé qu’Ogan avait pris ses dispositions face à une telle éventualité. Il m’apparaissait évident que même le plus brave des indigènes ne pouvait partir à l’assaut d’un alligator sans avoir auparavant prévu un plan de secours. 

Naturellement il n‘en était rien. Quand les mâchoires du monstre s’étaient refermées sur son bras, le pauvre bougre avait simplement dérouillé. Sur une telle action, seul un alligator aurait été en mesure de garder son sang froid. Ce ne fut pas le cas du jeune Ogan Caimani.

« Il n’y avait pas trente-six solutions pour qu’il me lâche. La seule chose qui m’est passée par la tête, c’est que si je voulais m’en sortir entier, je devais le mordre moi aussi. Alors c’est ce que j’ai fait. J’ai planté mes dents au niveau de son œil, juste entre les écailles… Et on peut dire que ça a plutôt bien marché. »

Quand Ogan finissait son histoire, l’obscurité avait déjà pris ses quartiers et nous commencions à promener le faisceau de nos frontales autour de la pirogue. Trois paires de petits yeux vicieux brillaient dans la nuit. Un de ces monstres attendait tapi sur la berge de la rivière. Les deux autres étaient déjà dans l’eau. Seules leurs pupilles dépassaient de la surface. Comme des périscopes de sous-marins qui fixaient notre embarcation d‘un air mauvais. La partie de chasse avait déjà commencé et elle risquait de durer jusqu’au petit matin.


Notez l'énorme boule de coca dans les bajoues.



Texte Hugo Charpentier - Photos Arthur Courtois